Fiche
Résumé
Située dans la partie sud de l’actuel département du Tarn, la petite ville de Vielmur-sur-Agout présente encore les vestiges d’un monastère médiéval, très fortement remanié à l’époque moderne et transformé en collège au XXe siècle. Établissement de bénédictines, cette abbaye Notre-Dame-de-la-Sagne a vraisemblablement été fondée par les vicomtes de Lautrec dans le premier tiers du XIe siècle. Plusieurs de ses abbesses des XIIIe‑XVe siècles étaient issues du clan familial ou de leurs affins, ce qui semble révéler une forme d’intrusion des seigneurs dans les affaires de l’abbaye. Cette hypothèse est renforcée par la présence d’un bâtiment, flanqué à l’ouest de l’église (fig. 1*), qui conserve au rez-de-chaussée une série d’enfeus (fig. 2) et sous les combles – au-dessus d’un étage bétonné – une frise armoriée peinte dont plusieurs écus renvoient à la famille vicomtale (fig. 3). Ces peintures ont miraculeusement été fossilisées dans un comble perdu créé dans les années 1950 et seulement mis au jour en 1992, à l’occasion de travaux. Presque entièrement recouvert de ciment, à l’extérieur comme à l’intérieur, et enserré dans les reconstructions modernes de l’abbatiale et des bâtiments conventuels, ce module médiéval représente alors une découverte aussi exceptionnelle qu’inattendue. Par son élancement et son décor, il est rapidement baptisé « tour des Lautrec ».
Mais malgré son classement au titre des monuments historiques en 1995 et la parution de plusieurs publications à son sujet, aucune étude archéologique d’ampleur, ni aucune restauration n’y est effectuée depuis son invention. Ce n’est qu’en octobre 2011 qu’un programme de conservation et de valorisation est décidé par la Drac de Midi-Pyrénées, en concertation avec la mairie et l’association culturelle du Pays Vielmurois. Une étude archéologique nécessaire en préalable à ces travaux est alors envisagée. Confiée à la société Hadès, celle-ci se déroule pendant deux semaines au début de l’année 2013. Menée par deux archéologues, elle a consisté en de petites fenêtres de piquages sur les élévations du rez-de-chaussée et de l’étage et en l’ouverture d’un sondage dans le sous-sol de la salle basse, complété par deux autres en novembre de la même année. Plusieurs intervenants extérieurs ont renforcé l’équipe au fur et à mesure du chantier : dépoussiérage des enduits peints, relevés lasergrammétrique et orthophotographique, prélèvements en vue de datations dendrochronologiques d’un plafond postérieur aux enduits, prospection en caméra thermique à travers les revêtements non piqués et analyse de l’ensemble héraldique.
L’étude de la « tour des Lautrec » a mis en évidence sept phases de construction dont trois au Moyen Âge et deux à l’époque moderne (fig. 4*). Un bâtiment mal identifié – peut-être en relation avec l’église primitive –
préexiste au nord-est et au sud-est (phase 1). Les enfeus sont construits en le chemisant par l’intérieur, mais il était peut-être alors déjà partiellement détruit. Ces niches funéraires sont aménagées progressivement dans la seconde moitié du XIIIe siècle. Ouvertes par groupes de deux, les plus anciennes se trouvent vraisemblablement au nord-est et les plus récentes à l’ouest, où elles sont contemporaines de la construction du portail nord (phases 2a à 2c). L’érection en briques de la partie supérieure du mur ouest (dotée d’une large cheminée, connue seulement par son conduit), ainsi que toute l’élévation sud et l’angle sud-ouest interviennent dans un troisième temps (phase 3a), sans doute juste avant la mise en place du décor peint (phase 3b ; fig. 3), vers la fin du XIIIe siècle ou au tout début du siècle suivant. La « tour », haute au maximum de 14,50 m, n’est alors répartie que sur deux niveaux : un rez-de-chaussée planchéié et une salle haute couverte d’une charpente apparente, ornée de peintures aux emblèmes des vicomtes et de leurs alliés (fig. 5). Devenu obsolète, ce décor est partiellement détruit par l’installation d’un plafond, dont l’abattage des bois est daté par la dendrochronologie de l’extrême fin du XVe siècle (phase 4 ; fig. 6). Ce dernier est réparé ou transformé en « plafond à la française » dans la seconde moitié du XVIe siècle, probablement après les destructions occasionnées par les guerres de Religion, en 1568 (phase 5). La surélévation du mur nord et la mise en place de la charpente actuelle sont peut-être réalisés dans la seconde moitié du XVIIe siècle (phase 6a ; fig. 7). Elles précèdent une nouvelle transformation du plafond au XVIIIe siècle, avec un adoucissement en plâtre (phase 6b). Celui-ci appartient à la tribune occidentale ouverte sur l’église, qui sert de chœur aux religieuses. La dernière phase individualisée correspond aux destructions et transformations des XIXe‑XXe siècles (phases 7a et b).
Flanquée à l’ouest de l’église, répartie entre une salle funéraire inférieure et un étage à la fonction indéterminée, mais à l’organisation proche des espaces à caractère aulique et orné d’un décor héraldique, la « tour de Lautrec » est un édifice unique en son genre. Son indépendance probable par rapport à l’église exclut a priori un rôle de massif occidental et interroge donc sur la vocation d’une telle construction dans un contexte monastique. Sa situation au sein de l’abbaye familiale des vicomtes indique peut-être une privatisation de l’édifice par ces seigneurs. De fait, ses deux niveaux, aux fonctions pourtant opposées, semblent participer d’un même discours : celui d’une autocélébration lignagère des vicomtes de Lautrec. Néanmoins, les exemples manquent pour étayer ces suppositions, que ce soit à l’échelle régionale comme nationale.
Elle semble par ailleurs construite exactement au moment où le pouvoir vicomtal se délite, étant partagé par le jeu des successions entre des cousins de plus en plus éloignés. Cet espace, regroupant à chaque niveau les défunts et les vivants du clan familial, pourrait dénoter une recherche de cohésion qui sera malgré tout rapidement et définitivement perdue. En effet, cette partie de la vicomté est vendue au roi de France dès 1306, avant de passer à la maison de Foix en 1338. Le message que véhiculait cette « tour » n’a donc pas survécu au Moyen Âge.
Bien que fortement défigurée, la « tour des Lautrec » se distingue surtout par la profusion de ses enfeus et par son décor armorié peint, exceptionnel dans la région. Elle revêt en outre un intérêt politique et historique dont cette étude n’a pu donner qu’un bref aperçu. La conservation d’un tel site apparaît comme un enjeu patrimonial d’autant plus important que les vestiges sont de plus en plus fragiles et que les opérations nécessaires pour assurer leur pérennité sont désormais extrêmement urgentes.
Mélanie CHAILLOU
*Relevé lasergrammétrique de O. VEYSSIÈRE